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Mais quelle intelligence ?

L'idée qu'un artefact soit dotée d'intelligence et puisse agir en toute autonomie est à rechercher déjà bien loin dans l'histoire de l'humanité : Talos le gardien de l'île de Crète dont on raconte parfois qu'il est un automate de bronze forgé par Héphaïstos, le mythe du Golem, ou encore la supercherie du Turc mécanique en 1770. Dans l'histoire des sciences et des techniques, il y a deux intentions que l'on peut relever lorsqu'il s'agit d'étudier le rapport entre action, automatisme et langage.

La première, c'est l'idée assez terre-à-terre qu'un artefact puisse non seulement faire des tâches à notre place, mais aussi que l'on puisse se passer de lui donner sans cesse des ordres (c'est l'initiative dans le concept d'un automate jouant aux échecs).

La seconde découle de la première et s'adjoint la logique. La logique, c'est du langage sans ambiguité ni pièges de sémantique, c'est la formalisation du raisonnement par une codification. La logique est d'abord destinée à convaincre, démontrer, donner un accès à une réalité. Elle peut tout aussi bien être destinée à automatiser un raisonnement. Elle devient algorithme au sens premier, une suite de règles formelles. Aristote, Leibniz, Frege, Russel, Boole, Turing se sont tellement passionnés pour ces questions de logicisme qu'ils ont travaillé sur des systèmes formels pour en faire des théories universelles (passionnantes).

L'intelligence, c'est l'ensemble des fonctions mentales qui nous permettent de comprendre le monde. Dans l'ensemble de ces fonctions, le langage (et la logique) ne représentent qu'une partie, finalement assez secondaire, de cette capacité de compréhension. Émotions, sensations, mémoire (et oubli), anticipation, planification, et finalement apprentissage, cognition, conscience et communication sont les éléments d'un même système d'intelligence. Dirions-nous qu'un ordinateur qui effectue une suite d'opérations logiques, qu'elles soient programmées à l'avance ou pas, fait ainsi preuve d'intelligence ? Non. L'intelligence ne se réduit pas à un raisonnement formel.

Est-ce qu'un dispositif doté d'une fonction dite d'apprentissage peut-être qualifié d'intelligent ? Ce qui distingue les IA connexionnistes des programmes d'IA formels ou symboliques, c'est qu'il s'agit d'abord d'architectures faites de connexions plus ou moins inspirées du modèle neuronal humain réduit justement à son expression la plus formelle. Lorsqu'il s'agit de faire reconnaître une image de chien à une IA, il faut lui en présenter des centaines de milliers… là où un humain se contente d'une seule.

L'intelligence peut se définir selon un contexte. Ce n'est pas un concept invariant. Par exemple, il n'existe pas de théorie unifiée de la conscience et des états mentaux. Autre exemple : un être intelligent n'a pas pour fonction première de résoudre des problèmes généraux, certains passent même leur vie à n'y prêter aucune attention, tandis que d'autres cherchent systématiquement à construire un modèle explicatif pour tout ce qu'ils perçoivent. Ainsi les fonctions du monde vivant qu'on dit intelligent ne se réduisent pas à de simples signaux « algédoniques » servant le seul but de la survie ou de l'adaptation, pas plus qu'il n'y a de modèles d'intelligence mais autant de modèles que d'êtres intelligents.

On a fait beaucoup de cas du questionnement d'Alan Turing en 1950. Pour lui, savoir si les machines peuvent penser, cela revient à déterminer à partir de quel moment leur jeu d'imitation (imitation game) est assez convainquant pour imiter l'humain. Le test de Turing n'est jamais qu'une comparaison. Preuve s'il en est de la plasticité de la définition de l'intelligence, la recherche en intelligence artificielle propose de définir l'intelligence relativement à ce à quoi on la compare, justement.

Le rapprochement entre l'intelligence dite artificielle et l'intelligence humaine ne fait que brouiller les représentations. C'est l'une des raisons pour lesquelles, lorsqu'on parle d'IA aujourd'hui pour désigner, par exemple, les Grands modèles de langages, il vaut mieux se concentrer sur la méthode qui défini l'intelligence dont on parle. Ainsi parler d'apprentissage automatique est plus exact que de parler d'intelligence lorsqu'on entraîne une IA. Cette dernière, à moins d'un miracle, ne deviendra pas aussi intelligente que l'homme, car ces deux formes d'« intelligences » sont aussi éloignées l'une de l'autre que ce qui distingue le vivant du non vivant. Si les IA viennent un jour à nous remplaçer, il vaut mieux s'interroger sur notre rapport au travail et ce qui nous oblige réellement à accomplir des tâches qu'une machine peut faire… non pas mieux, mais au profit de qui ?